vendredi 23 avril 2010

Un président pour inaugurer les chrysanthèmes

par Baptiste Rossi, 1ère ES, 3 décembre 2009.


"L'Europe, quel numéro de téléphone?". Le bon mot d'Henry Kissinger ne fera désormais plus sourire personne. Avec le sommet de Bruxelles de jeudi dernier, l'Union Européenne a un visage, la diplomatie européenne une épine dorsale,et le Département d'Etat américain, un répertoire téléphonique à mettre à jour.
Créé par le Traité de Lisbonne (lire par ailleurs), le rôle du président de l'UE est défini ainsi: il doit "présider, animer et préparer" les travaux du Conseil Européen qui regroupe les 27 chefs d'Etat et constitue le "moteur" de l'UE, "présenter au Parlement un rapport à la suite de chacune des décisions du Conseil" et, enfin, représenter l'Europe sur la scène internationale. Alors, est-ce le nouvel homme fort de l'UE, entité en mal de leadership supranational? Ou bien simplement un aimable responsable technique que Nicolas Sarkozy ou Angela Merkel écouteront d'une oreille distraite faire son rapport sur les négociations d'adhésion de la Croatie à la table des sommets européens? La personnalité de l'élu et son mode d'élection nous donnent des sérieux renseignements pour répondre à cette question que l'Europe politique et journalistique semble déjà avoir tranchée.

Petits marchés en commun

Dans une tribune intitulée "Au secours, Blair revient !", parue en octobre dans le Daily Telegraph, l'eurosceptique Boris Johnsonn, oeuvrant contre la candidature de l'ancien premier ministre britannique, promettait à l'Europe "un socialiste luxembourgeois relativement inoffensif ou un ministre de l'environnement finlandais à la retraite" comme prochain président. C'est à dire pas vraiment un monstre de dynamisme, d'audace et de charisme. Heureusement, les prévisions narquoises du maire de Londres se sont avérées totalement fausses: c'est un chrétien-démocrate belge qui a été élu. La fumée blanche est sortie du concile, et c'est le nom d'Herman Van Rompuy, le premier ministre du royaume d'outre-Quiévrain qui a fait consensus. A cette nouvelle, le vieux continent tout entier a été saisi d'une perplexité profonde, pressé par une question essentielle, dont on ne connaît que trop bien la réponse: mais pourquoi lui, cet homme internationalement inconnu, et à l'écart de la scène médiatique vie politique européenne?

Tout commence le 9 juin 2008, quand à Strauring, en Autriche, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se retrouvent pour évoquer cette élection qu'on croyait alors imminente. Le premier, tout à sa volonté d'ouverture et de recherche de consensus, voulait quelqu'un de connu et de reconnu, et si possible étiqueté un tant soit peu "de gauche", comme les anciens premiers ministres Tony Blair ou Felipe Gonzalez. La seconde un conservateur, et pourquoi pas l'autrichien Schüssel.
Premier désaccord: le Français ne veut pas du candidat allemand, qui s'est compromis avec l'extrême-droite de Haider, et inversement, la chancelière ne souhaite pas entendre parler d'un président travailliste ou socialiste. Après le second référendum irlandais, alors que la liste des prétendants rallonge à vue d'oeil, l'Allemagne et la France réussissent à se mettre d'accord sur le principe d'un candidat commun, au nom encore indéterminé.
Sauf qu'entre temps, les élections européennes de juin 2009 sont passées par là: Martin Schultz, président du groupe socialiste au Parlement de Bruxelles, exige l’un des trois postes, présidence de l’UE, de la diplomatie ou de la Commission, pour un social-démocrate. Très bien : va pour le tout nouveau poste de Haut Représentant aux Affaires Etrangères. Sauf que l'on s'indigne au même moment de cette Europe masculine qui oublie que, de Simone Veil à Angela Merkel, l'Europe s'est construite, se construit et se construira avec des femmes. Et qu'il faut contenter le Royaume-Uni, ce pays majeur, l'arrimer à cette union qu'il évite autant que possible, et dont il va fatalement se détacher un peu plus avec l'élection programmée de David Cameron, à l'europhilie très discrète, en juin prochain. Aussitôt, les chancelleries européennes planchent à fond, et la première travailliste anglaise que l'on trouve fait l'affaire: ce sera la baronne anglaise Catherine Ashton, parfaite inconnue, de Paris jusqu'à Londres, en passant par la Maison-Blanche, Pékin ou Bagdad.



M. Van Rompuy et Mme Catherine Ashton.
A l'arrière plan, le premier ministre suédois, qui
assurait la présidence tournante.


Reste à trouver le Président de l’UE, donc. Avec l'accord franco-allemand, la compensation Ashton, cela semble facile. Pas du tout, puisque "accord franco-allemand" se traduit apparemment, en Europe de l'Est, par "insupportable diktat de Sarkozy-Merkel". Et ce, sans compter le jeu louvoyant de la présidence suédoise, ou la mise en branle des tribunes, appels, soutiens à candidature, orgueils diplomatiques et susceptibilités nationales. D'où de nouvelles négociations, et au final, l'élection de Van Rompuy. Après l'Europe du grand marché commun, voici celle des petits marchés en commun. Gauche et droite, hommes et femmes, grands pays, petits pays, fédéralistes, tenants de l'Etat nation, l'Europe politique est saturée de lignes de failles, de frontières ténues qui se recoupent rarement, et l'accord, comme toujours, se fait sur le plus petit dénominateur commun. Cette élection en est l'exemple parfait.

Une sacrée surprise?

Après ça, il est difficile de croire que Van Rompuy a été élu pour être le leader européen entreprenant que certains attendaient. Son élection s'est faite sur des critères changeants au fil du processus, pour éliminer certains candidats encombrants, candidats qui n'étaient même pas obligés de se déclarer officiellement, et qui n'ont pas non plus été auditionnés par le Parlement, comme le promettait la présidence suédoise. Mieux, ou pire, le sort de l'Europe s'est joué entre les hors d'oeuvres et le second service au cours d'un repas de chefs d'Etat, bien loin de l'Europe des peuples. Au fond, le nom de Van Rompuy, accord "a minima" pour satisfaire les intérêts particuliers, convient à tout le monde: ceux qui, comme les dirigeants eurosceptiques britanniques ou tchèques, considèrent toute tentative d’approfondissement politique vers le fédéralisme et la supranationalité comme une atteinte insupportable au principe de souveraineté et ceux qui, Français et Allemands, ne veulent pas voir diminuer leur propre poids politique face à un homme fort (Le Canard Enchaîné du 25/11/09 prête d'ailleurs au président français ces propos privés, qui si ils sont avérés, se passent de commentaire: "Ce qu'Angela et moi voulions, c'était deux personnalités qui ne feront pas obstacle aux ténors européens. C'est pour ça qu'on s'est mis d'accord sur deux tocards"). Opacité, tractations, lobbys, manque de légitimité populaire, personnalité discrète, poste dévalué, ainsi, faute de texte fondateur et d'institutions plus souveraines, l'Europe du XXIeme siècle ressemble pour l'instant étrangement à la IVème République française des années 1950, temps des délicats compromis voire des compromissions entre des intérêts multiples et contradictoires et des accords d'union au plus petit dénominateur commun, époque du règne des partis et de leurs dirigeants face à un président de la république falot, ne servant, selon De Gaulle, qu'à "inaugurer les chrysanthèmes".

Seulement voilà, en politique rien n'est jamais sûr. Tous les Européens convaincus espèrent, malgré tout, trouver une force insoupçonnée chez Van Rompuy, qui ferait mentir ce constat désespérant. Sa biographie laisse apparaître un homme moins lisse qu'il n'y parait. Flamand, chrétien fervent, conservateur intransigeant, militant d'une autonomie croissante de la Flandre et pourfendeur des facilités linguistiques accordées aux francophones, à 62 ans, il a eu une carrière politique assez brillante en Belgique, où il a occupé tous les postes qui comptent et où il est devenu un héros national pour avoir sauvé le pays du chaos institutionnel en 2008, après la démission du premier ministre Leterme. D'autres en seraient devenus orgueilleux, lui continue de se décrire comme "pas important". Indécrottable modestie, caractéristique du personnage. Sauf que de la modestie à l'effacement, de la discrétion à l'absence, du pragmatisme au renoncement, de la conciliation à la résignation, de la diplomatie à la transparence, il n'y a qu'un espace aussi mince que l'expérience internationale d'une baronne anglaise. Il le dit lui même, à propos de la Turquie. "Mon avis ne compte pas. Mon rôle sera de trouver un consensus. " Pas forcément la meilleure voie d'approche pour peser sur l'Europe. " Si le reproche qu'on lui fait, c'est de ne pas être déterminé et d'être trop souple, vous aurez une sacrée surprise", a répliqué Nicolas Sarkozy, qui s'est senti obligé de mettre les choses au point. Une sacrée surprise? Compte tenu de la vague de sarcasmes sur la mollesse et la pâleur de ce président qu'on dit poliment "discret", à ce niveau, on ne risquerait pas seulement d'être "surpris", on friserait alors un écarquillement oculaire d'ahurissement stupéfait, voire même un décrochage de mâchoire d'ébahissement profond. Mais qui sait, quand on se souvient du profil de Jacques Delors avant d'arriver à la tête de la Commission (économiste, ancien ministre des finances, chrétien, discret), et de son bilan, alors tout est possible...

C'est que l'homme n'est pas dénué de qualités. Quelqu'un qui a apaisé la Belgique tout en contentant les nationalistes peut toujours être utile à l'Europe, qui manque souvent de cohésion et d'unité, et qui sera bientôt confrontée à des sujets épineux, de la nouvelle réforme de la PAC au budget commun, en passant par Copenhague. Pour preuve de la mesure des qualités de fin diplomate, de négociateur talentueux et d'homme habile de Van Rompuy, on n’a qu'à constater les effets de sa soudaine absence. En dotant l'Europe d'un adroit "coordonnateur" comme le dit Jerzy Buzek, président du Parlement européen, les 27 en ont, de facto, privé la Belgique, qui, sans lui, replonge tout droit vers la division entre Wallons et Flamands et le risque d’implosion.
Si le mot de Kissinger est désormais périmé grâce à Van Rompuy, peut-être, à cause de la promotion de ce dernier, devra-ton bientôt se demander: "La Belgique, quel numéro de téléphone?".

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