Table ronde
avec Hubert Védrine
lundi 31 janvier 2011, dans la Salle de Conférences du Lycée Henri IV
Compte-rendu par Robin Charbonnier et
Constance Lebrun.
Madame Morisseau : Bonjour monsieur le professeur, monsieur le Ministre, … monsieur l’Européen ? Nous vous avons convié aujourd’hui à cette table ronde, grâce à l’intermédiaire de la mère de Benjamin Duhamel, et vous avez très gentiment accepté de venir afin de discuter de thèmes liés à l’Union européenne, définis préalablement. Ce sont les élèves du Club UE qui vous poseront des questions, puis peut-être le public. Le Club UE, dont l’expérience grandit en matière de table ronde et de débats sur l’Europe puisque nous avons déjà reçu M. Jean-Pierre JOUYET l’année dernière et débattu avec des Suédois eurosceptiques ainsi qu’avec des Hongrois « déboussolés » (voir « Nos articles »), cherche, à travers un travail journalistique, à mieux comprendre l’Union Européenne. C’est pourquoi c’est aujourd’hui un grand honneur pour nous et une grande satisfaction de recevoir un ancien Ministre des Affaires Etrangères. (présentation des élèves du club UE)
- Souverainetés nationales et construction européenne:
Morgane Suquet : Dans un entretien accordé à touteleurope.net, vous parlez d’un fossé entre les élites (plutôt fédéralistes) et les citoyens (qui seraient plutôt souverainistes).
Comment faire aimer l'Europe aux Européens ? Cela doit-il passer par un apprentissage plus approfondi en cours de géographie ou d’ECJS, par exemple?
Hubert Védrine : Tout d’abord, je suis très content d’être ici car, pour une fois, je ne suis pas face à des diplomates. J’ai aujourd’hui une longue expérience de l’Europe, avec notamment 14 ans passés aux côtés de François Mitterrand (1981-1995) et cinq ans au Ministère des Affaires Etrangères (1997-2002); j’ai donc suivi l’évolution de la construction européenne (rappel : Acte Unique en 1986 et Traité de Maastricht en 1992) ce qui m’a amené à une vision réaliste de l’Europe.
Après la guerre, c’est la paix qui a fait l’Europe, qui s’est alors construite autour d’intérêts économiques communs. Il n’y avait donc pas d’enthousiasme particulier dans les populations puisqu’elles n’étaient pas contre mais pas demandeuses non plus, étant plus occupées par l’après-guerre et la croissance. Mais à partir des traités plus importants comme celui de Maastricht, les décisions ont eu de plus en plus d’impact dans la vie des gens, il est alors plus difficile de les faire adopter et de nouveaux débats s’ouvrent, principalement dans les 10-15 dernières années. On commence donc à voir un fossé, entre des élites qui désirent aller plus loin pour l’intégration et qui sont par conséquent fédéralistes, et des populations eurosceptiques (qui ne sont pas contre mais qui ne s’investissent pas) et même anti-européennes (en plus petit nombre). Il y a deux grandes raisons à cela : les peuples se sentent dépossédés d’une souveraineté qu’ils ont conquis et qu’ils voient se diluer, ils participent alors moins à la vie politique (par exemple il y a de moins en moins de participation au suffrage universel)
Taux de participation aux élections législatives depuis 1958
Taux de participation
aux élections européennes depuis 1979
En outre, avec l’intensification de la construction européenne, on assiste à une dérégulation, alors que l’on pensait que l’Europe serait protectrice et structurée, ce qui conduit les populations à se sentir « dépassées ».
Rayan Chebbi-Giovanetti: Au Royaume-Uni et en Suède, l’euroscepticisme est devenu un argument politique principal, et autant à gauche qu’à droite.
Hubert Védrine : Attention, il ne faut pas confondre hostilité et scepticisme. L’euroscepticisme est l’expression des doutes vis-à-vis de l’abandon de la souveraineté (à qui ? à un marché fou ?), tandis que « l’euro hostilité » est le rejet de l’Europe. Ici c’est le sentiment eurosceptique qui est utilisé, car il répond à une frustration politique en prenant les faiblesses de l’entité de l’Europe comme bouc-émissaire. Ce sont surtout les extrêmes qui l’utilisent, avec le populisme. On constate, à l’inverse, que les arguments pro-européens (« l’Europe c’est la paix, l’avenir, l’audace… ») ne marchent plus, et même chez les Allemands, pourtant les premiers convaincus. Il y a donc une situation anxiogène, que l’on a observée dès Mitterrand, qui rassurait les Français en disant que « une Europe forte nous protègera mieux ». Ainsi, une attaque frontale contre ceux qui veulent voter non à l’Europe serait une erreur.
Mme M : Au sein de notre club, Il n’y a pas de débat « pour ou contre l’Europe », mais plutôt un débat « comment faire l’Europe ».
Hubert Védrine : Aujourd’hui, le souverainisme est mal considéré par les élites, mais l’abandon de souveraineté n’est pas populaire non plus. On privilégie donc les projets en commun et non une mise en commun (par exemple, la Cour Constitutionnelle allemande a décidé d’arrêter les transferts de souveraineté). Et l’on exagère le rôle des traités : ceux-ci sont ratifiés de 27 manières différentes, car pour les Etats, il est dur de changer.
Eva Parker : Vous avez dénoncé les « droits-de-l’hommisme » (attitude bien-pensante invoquant la défense des droits de l'homme et, plus généralement, une attitude excessivement tolérante. Hubert Védrine, partisan d’une politique étrangère plus réaliste a déclaré en 2007 : « le « droit-de-l’hommisme est une posture de repli. C’est une politique de remplacement qui prend acte de notre incapacité à intervenir, y compris sur le plan militaire. Ce « droit-de-l’hommisme » est valorisant vis-à-vis des opinions publiques européennes, mais il n’a aucune influence sur les mondes russe, arabe ou chinois. Nous faisons des discours pour pallier notre absence de pouvoir ou d’influence. »). Est-ce que nous avons la légitimité, serait-ce une vocation pour l’Europe, comme pendant la période du colonialisme, de « diffuser » les droits de l’Homme ?
Hubert Védrine : Les Occidentaux ne les ont pas toujours respectés comme avec la peine de mort (et le colonialisme !). Ils se sentent messianiques alors que la domination européenne est aujourd’hui terminée. Mais ils l’ont fait pendant des siècles, à travers la religion ou le modèle républicain. Sous la période Bush, on a considéré qu’on devait imposer la démocratie pour qu’elle se répande. Mais même chez nous la démocratie est à perfectionner. (mais alors, quelles valeurs pour l’Europe ?? Un passé commun, c’est tout ?)
Paul Mirande : Le budget doit être européen, il paraît donc absurde qu’il soit si faible. Est-ce à cause des souverainetés nationales ?
Hubert Védrine : Le problème du budget est lié aux contradictions avec les libéraux. Mais le plus gros budget possible n’est pas un objectif. Pour ma part, je suis partisan d’une augmentation raisonnable du budget, mais ce n’est pas la tendance actuelle (rappel : il n’y a pas encore eu d’accord concernant le budget 2011 !)
Question du public : Quelles sont les solutions à l’euroscepticisme ?
Hubert Védrine : Je pense d’abord qu’il faut ralentir jusqu’à arrêter l’élargissement. Pour convaincre les eurosceptiques, il faut aussi apporter des réponses fortes. Qu’est-ce que l’Europe, une grosse ONG ? Non, il faut remettre en question la place de l’Europe dans le monde, car elle n’a aujourd’hui aucun poids et semble plus être un gros système caritatif. Les Européens doivent donc s’imposer sur la scène internationale, et pour cela doivent se mettre d’accord, par exemple la France, l’Allemagne et la Pologne face à la Russie. Enfin, il faut arrêter de faire trop de traités.
Questions du public : Quelle place est faite aux Roms dans l’UE ? Leur situation est terrible…
Hubert Védrine : Il faut avoir des attentes raisonnables. L’Europe est un rassemblement de gouvernements ; elle a un bon bilan mais ce n’est pas non plus une institution magique ! Bien que les solutions soient difficiles, il y a une dynamique positive. Avec la mécanique européenne, on va aboutir à une amélioration de la situation, ce qui ne serait pas possible ailleurs. La place des minorités en Europe reste un vaste débat, mais ce continent est un des endroits au monde où il y a le moins de discriminations, ce qui est déjà fabuleux!
Clémentine Tallet : L’UE peut-elle être facteur d’apaisement des nationalismes ?
Hubert Védrine : Oui c’est une évidence. Elle offre la perspective, intéressante pour les peuples, de co-décider et d’apprendre le compromis. Les nationalismes, entretenus par la peur, peuvent être accompagnés par l’UE, comme ça a été le cas lors de la chute du communisme. L’entrée dans l’UE a un effet apaisant pour les nationalismes, car la perspective européenne est positive.
Benjamin Helman : Le report systématique de l’entrée de la Turquie dans l’UE, ne peut-il pas pousser ce pays à se retourner vers l’Orient ?
Hubert Védrine : Non, jamais. La Turquie est un pays intelligent. Même s’il a plusieurs alliances, l’UE lui est indispensable, il n’y a donc pas de risques de revirement. Cependant, il aurait fallu mieux gérer les négociations, car on a laissé se créer l’espoir d’une adhésion prochaine. Je pense qu’aujourd’hui il faut aller au bout des négociations, même s’il y a risque de crise avec ceux qui voteront contre l’entrée (les anciens ennemis de l’Empire Ottoman par exemple). Les Turcs peuvent aussi refuser d’entrer dans l’UE, mais ils ne pourront pas renoncer aux échanges avec l’Europe.
Silvia Rochet : Pensez-vous que, par les liens méditerranéens (processus Euro-méditerranéen), les pays du Maghreb puissent un jour intégrer l’UE ?
Hubert Védrine : Non, c’est exclu. Il y aura toujours des relations, mais pas d’adhésion. L’UE ne peut pas perdre la cohérence du centre.
Question du public : Existe-t-il une « sous-Europe », en périphérie du centre ?
Hubert Védrine : Non, tout le monde est dans le traité de Lisbonne, en outre l’espace Schengen et la zone euro peuvent encore s’élargir. Les autres pays ne forment pas un ensemble homogène, hors UE. C’est l’Histoire qui fait qu’il y a beaucoup de nations en Europe. Mais ce n’est pas un drame, il faut simplement un noyau central.
- L’Union européenne compte-t-elle sur le plan international ?
Arnaud Cornède : L’UE peut-elle et doit-elle être une puissance militaire pour avoir une place plus importante sur le plan international ? (voir notre article sur la PESC).
Hubert Védrine : Ce n’est pas parce que les Etats veulent conserver leur souveraineté que l’UE n’est pas une puissance militaire. Le Plan Marshall a été la matrice de la construction européenne (on pensera à l’OECE), et seules la France et l’Angleterre ont conservé une puissance militaire importante. Encore aujourd’hui ce sont les Américains, avec l’OTAN, qui assurent la défense européenne et qui contrôlent les opérations militaires. Il y aura donc une défense européenne lorsque les Américains lâcheront cette défense. Kennedy avait proposé une défense à deux piliers, USA et UE, ce qui pourrait être une bonne idée. Et il est difficile d’être une puissance politique sans être une puissance militaire (notion de « soft-power »). Mais le cas n’est pas pour autant désespéré puisque l’Europe reste un immense continent, une grande puissance économique et scientifique.
François Gaüzère : Quelles sont les positions de l’UE face au conflit israélo-palestinien ?
Hubert Védrine : L’Europe n’intervient presque pas en Israël, et l’on n’ose pas critiquer cet Etat, car il y a un veto allemand. On dit qu’il ne faut pas gêner les Américains s’ils se chargent de régler le conflit. Mais si ces derniers ne font rien, c’est qu’il n’y a rien à faire ! Cependant, l’UE donne de l’argent aux Palestiniens.
Benjamin Duhamel : Quelle doit être la position de L’Europe dans la révolution tunisienne ?
Hubert Védrine : Dans ce conflit, les Européens se sentent investis d’une mission. Mais il ne faut pas être paternaliste et pratiquer une gestion intelligente, en accompagnant le peuple, sans pour autant décider à sa place.
Maud Rioux : Que pensez-vous du rapport du président Obama avec l’Europe ? Au début de son mandat, il affichait une position moins « américano-centrée » que son prédécesseur…
Hubert Védrine : Obama est un homme remarquable, modeste et réaliste. Il fait face à des sujets beaucoup plus importants que les réunions européennes, mais il n’oublie pas pour autant l’Europe. Mais il ne faut pas se leurrer : l’Europe compte peu pour une telle hyper-puissance. C’est en Asie que se situent les enjeux américains et mondiaux.
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